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Kyoto regorge de lieux majestueux, de ruelles préservées et de traditions bien visibles. Mais il existe aussi un autre patrimoine, plus discret, presque caché. Un Japon intime qu’on découvre non pas en haut d’un temple, mais au ras du carrelage, dans la vapeur d’un bain chaud. Ces lieux du quotidien – les sento 銭湯 – sont souvent ignorés, oubliés… ou en train de disparaître. Alors avant qu’ils ne deviennent des souvenirs, il vaut la peine d’en comprendre l’histoire, le rôle et surtout, la beauté.

Comprendre le sento

Pour saisir pleinement la place du sento dans la culture japonaise, il faut en explorer l’histoire, les rituels et la signification sociale.

Un bain, une culture, une communauté

Le mot sento se compose de deux kanji : sen 銭, signifiant “argent”, et to 湯, “eau chaude”. Littéralement, on pourrait le traduire par “bain payant”. Contrairement aux onsen 温泉, sources chaudes naturelles souvent situées à la campagne ou en montagne, les sento sont des bains publics artificiels, principalement installés en ville. Les premiers sento auraient vu le jour à Kyoto dès le 13e siècle, d’abord à destination des moines et de l’aristocratie.

Un des sento de Kyoto

À l’époque Edo, ils deviennent accessibles au peuple, puis essentiels au 20e siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale, quand de nombreuses habitations n’ont pas encore de salle de bain. Dans les années 1960, on compte plus de 18 000 sento dans tout le pays. Aujourd’hui, il en reste environ 2000, dont certains à Kyoto qui continuent de faire vivre cette tradition.

Le sento n’est pas un luxe. C’est une routine.

Le sento n’est pas un lieu de tourisme, ni un centre de bien-être luxueux. C’est un rituel. Une halte du quotidien. On y vient pour se laver, bien sûr, mais aussi pour ralentir. Pour faire une pause entre le travail et la maison, entre le bruit de la rue et la solitude de son appartement. On y reste 30 minutes ou une heure, pas plus.

Le temps de se délasser, de respirer un peu plus profondément. Les habitués arrivent souvent à heure fixe, comme on tiendrait un rendez-vous avec soi-même. Des retraités en fin d’après-midi, des familles, des salarymen fatigués, et parfois un ou deux voyageurs curieux, bien décidés à sortir des sentiers battus. Tous se retrouvent dans cet espace partagé, avec ses codes discrets, mais bien ancrés.

Une culture de l’humilité

Entrer dans un sento, c’est entrer dans un espace de coexistence. Ce n’est pas un service anonyme, c’est une cohabitation silencieuse. Même après avoir payé son entrée, on reste un invité. Dire « Ojama itashimasu » en entrant, littéralement « je vous dérange » fait partie de cette politesse japonaise profonde, presque invisible, qui régit l’atmosphère du lieu.

On y laisse à l’entrée ses chaussures, puis dans les casiers, ses vêtements, son téléphone… et un peu de son ego. Il n’y a plus de hiérarchie sociale une fois dans le bain. Les corps sont nus, les gestes sont simples, et le respect du lieu et de chacun se fait dans le silence. C’est dans cette simplicité que réside la beauté du sento.

Un Japon du quotidien à impérativement découvrir

Le sento ne cherche pas à impressionner. Et c’est justement pour cela qu’il marque ! Son architecture parfois vieillotte, sa lumière jaune, ses casiers en métal ou en bois, tout raconte quelque chose. De l’histoire du quartier, de la vie d’un propriétaire, des générations qui se sont succédé ici et même parfois d’artisanat aujourd’hui disparu.

Pour le visiteur de passage, c’est une chance rare de vivre un Japon profondément local. Pas celui des temples ni des restaurants populaires. Mais celui qu’on ne visite pas… Celui qu’on habite, l’espace d’un instant.

Mode d’emploi du sento pour une première visite réussie

Avant de pénétrer dans un sento, il est essentiel de connaître les règles et étapes à suivre pour respecter les coutumes et profiter pleinement de l’expérience.

Avant daller au sento : que faut-il apporter ?

Pas besoin de grand équipement pour vivre l’expérience du sento. En général, il suffit d’une petite serviette pour se sécher, et éventuellement de savon ou de shampooing si vous préférez vos propres produits, même si beaucoup d’établissements les fournissent aujourd’hui, gratuitement ou à la vente pour une centaine de yens.

Une serviette de bain n’est pas toujours nécessaire, car on se sèche rapidement avant de repartir. Notez que le maillot de bain, lui, est strictement interdit. Pensez aussi à avoir de la monnaie (l’entrée est souvent autour de 500¥) et à vérifier les horaires sur Google Maps ou le site du sento. Certains sont fermés un jour fixe par semaine.

L’entrée : poser les chaussures, saluer le lieu

Un rideau fendu, le noren, flotte à l’entrée. Dès le seuil, on pénètre dans un autre monde. On retire ses chaussures dans la genkan, le vestibule traditionnel japonais, et on les place dans un petit casier numéroté dont on récupère la clé, généralement en bois. Ce simple geste marque une rupture symbolique : on quitte l’extérieur, on entre dans un espace partagé.

Kyoto de nuit

À l’accueil, un sourire, un “Konnichiwa” ou, mieux encore, un “Ojama itashimasu” (“je vous dérange”) montre qu’on comprend la culture du lieu. Ce n’est pas obligatoire, mais cela crée un lien. La personne à l’accueil vous indiquera alors l’entrée hommes ou femmes, souvent marquée par des rideaux bleus pour les hommes et rouges pour les femmes.

Les vestiaires : simplicité, discrétion, routine

On entre ensuite dans les vestiaires, souvent un peu rétro, voire antiques. Là, pour y placer les vêtements et accessoires, on choisit un casier si l’on possède des objets de valeur ou un panier, si l’on est venu léger. Un petit détail : certains habitués ont leur place “préférée” dans les vestiaires ou dans le bain lui-même. Sans que ce ne soit une règle stricte, il est toujours bienvenu de repérer discrètement les usages locaux et de s’adapter. L’observation est souvent le meilleur guide.

La douche : première étape obligatoire

Avant de rentrer dans l’un des bassins, il faut se laver soigneusement ! C’est le cœur du rituel, un acte de respect autant qu’une question d’hygiène. Chaque utilisateur dispose de son tabouret ou d’un petit rectangle de mousse, d’un petit seau et d’un poste de douche avec pomme manuelle. On s’assied, on se savonne, on se rince entièrement. C’est le moment où le rythme ralentit. Pas besoin de se presser : ici, tout se fait à son propre tempo, mais sans jamais gêner les autres.

Les bains : silence et chaleur

Une fois propre, vous pouvez entrer dans le bain principal. Il y en a souvent plusieurs : un bain chaud autour de 42°C, parfois un bain froid, un bain à jets, ou même un sauna selon les établissements. On s’immerge lentement. La serviette, elle, reste toujours en dehors de l’eau, posée sur le rebord, sur la tête, mais jamais dans le bain.

Dans cet espace, la parole est rare, les gestes sont mesurés. Il arrive qu’on entende un léger échange entre habitués, ou les éclaboussures des enfants dans un coin. Mais globalement, le sento est un lieu de calme.

Et après ? Un verre de lait glacé et le retour à soi

Une fois sortis, beaucoup s’arrêtent quelques minutes dans le petit salon, on y trouve à chaque fois un petit frigo ou une machine à boissons à quelques yens. Le lait (parfois au café, parfois aromatisé) est un classique d’après-bain, un clin d’œil nostalgique aux souvenirs d’enfance pour les Japonais.

On se rhabille lentement, on se sèche les cheveux avec des appareils rétro, puis on quitte les lieux en disant “Arigatou gozaimashita” au personnel. Les plus expressifs pourront glisser un “ii oyu deshita” qui signifie “c’était un bon bain”. C’est une façon de dire : merci pour ce moment, je repars un peu plus léger.

Sento à ne pas manquer : mon top 3

Kyoto ne manque pas de temples, de boutiques charmantes et de restaurants délicieux… Mais ces trois sento, chacun à leur manière, racontent une autre facette de la ville : celle des ruelles discrètes, des habitudes ancrées, et du plaisir simple d’un bain quotidien.

Magobashi-yu : lumière dorée sur les souvenirs

Dans une ruelle calme, à l’écart du tumulte, une enseigne rouge ゆ annonce la présence de Magobashi-yu. Ce sento ouvert en 1947 est encore aujourd’hui tenu par la même famille. Son histoire commence avec un grand-père, ancien maraîcher atteint de tuberculose, qui choisit de se reconvertir en construisant un bain public pour offrir un avenir stable à son fils. Aujourd’hui, c’est Yoshihiro Tsuji, le petit-fils, qui en tient la boutique. Le bâtiment, rénové sans trahir son âme, mêle carrelage blanc-gris et lignes mid-century modern. L’intérieur évoque autant les années 70 que les souvenirs d’un passé où Kyoto était encore intime. Et vers 16h, c’est un moment presque irréel qui s’installe : les rayons du soleil filtrent à travers la verrière du toit et se mêlent à la buée pour créer une atmosphère de rêve.

Magobashi-yu à Kyoto

Ici, l’eau vient d’un puits de 50 mètres de profondeur, et l’on peut profiter de différents bassins, d’un sauna à 85°C et même d’un petit parking à vélo pour les locaux. L’accueil est simple et chaleureux, le savon est fourni, et les enfants en bas âge sont admis gratuitement. Les bains saisonniers (iris en juin, yuzu en décembre) sont aussi un joli clin d’œil aux cycles naturels. Mais ce qui rend Magobashi-yu si particulier, c’est son rôle dans le quartier. Depuis plus de vingt ans, Yoshihiro-san organise des journées “Day Sento” pour accompagner des personnes âgées au bain avec l’aide de bénévoles. Un sento comme ancrage social, comme prolongement du foyer. Et un lieu qu’on quitte toujours un peu plus léger qu’en arrivant.

  • Magobashi-yu


    point of interest
  • 36 Horinji Monzencho, Sakyo Ward, Kyoto, 606-8387, Japan

Chōja-yu : ambiance “Le Voyage de Chihiro” garantie

À quelques pas d’un temple et d’un quartier résidentiel, Choja-yu surgit comme un vestige intact d’un autre temps. Ici, pas de néons ni de rénovations : c’est une façade en bois sombre, des tuiles traditionnelles, une entrée qui a des airs de films des studios Ghibli. Franchir le seuil de Chōja-yu, c’est comme remonter le temps. Ce sento, l’un des plus anciens de Kyoto encore en activité, est un trésor de patrimoine vivant ! Le bâtiment, en bois massif, date de l’ère Taishō et n’a jamais été reconstruit depuis, restauré au fil des décennies avec attention et soin. À l’intérieur, les murs craquent légèrement, les luminaires diffusent une lumière douce et vieillotte, et le petit jardin japonais avec son bassin visible depuis les vestiaires ajoute une note poétique. Tout semble figé… et pourtant, le lieu vit. Les clients sont des habitués fidèles, souvent âgés, parfois accompagnés de leurs petits-enfants.

Bien que le lieu soit ancien, on y trouve sauna, jets massants et bain froid. Le tout dans une atmosphère paisible et une ambiance que rien (ou presque) ne semble avoir altérée. Le sol légèrement incliné, les robinets d’un autre âge, les murs arborant de magnifiques fresques illustrant des lieux emblématiques de Kyoto, tout contribue à ce charme brut, sincère, et presque sacré. Chōja-yu n’est pas un sento conçu pour impressionner, mais il marque tout de même les esprits. C’est précisément pour cela qu’il mérite d’être découvert. Pour son humilité, pour sa ténacité, et pour cette sensation rare : celle d’entrer dans un bain d’histoire où l’on croise certains habitués qui y viennent depuis plusieurs décennies.

  • Choja-yu


    tourist attraction
  • Japan, Kyoto, Kamigyo Ward, Suhamahigashicho, ル450

Hatsune-yu : simple sento de quartier ou bijou du quotidien

Vous souhaitez redécouvrir sous un nouveau jour la salle de bain de vos grands-parents ? Vous êtes au bon endroit ! Hatsune-yu, niché dans un quartier résidentiel calme, vous rendra nostalgique même si vous n’êtes pas né dans l’archipel. Petit, sans prétention, il semble figé dans les années 70-80. Une devanture simple, un vestiaire modeste avec des portes bleu lavabo, un sol jaune téléphone, quatre bassins et un sauna : rien d’exceptionnel en apparence. Et pourtant, c’est peut-être cela qui le rend si précieux. On y entre comme on pousserait la porte d’une vieille maison de famille, avec cette sensation étrange de reconnaître les lieux et d’être attendu, même si personne ne vous connaît.

L’ambiance douce, silencieuse, presque cotonneuse est accentuée par les nombreux dauphins qui parcourent le carrelage mural ainsi que les dizaines de petites mosaïques en forme de fleurs disposées géométriquement au sol. Le temps y passe différemment, ralenti par la vapeur et les gestes répétés. On s’y assied un instant de plus après le bain, on écoute les bruits de l’eau contre le carrelage, on observe les reflets fatigués dans les miroirs patinés. C’est un sento de quartier, un vrai. De ceux qui n’ont pas besoin d’un concept ni d’une rénovation pour continuer d’accueillir. Pour le visiteur curieux, Hatsune-yu offre une parenthèse rare : celle d’un Japon quotidien, tendre, et presque invisible.

  • Hatsune-yu


    point of interest
  • Japan, 〒604-0833 Kyoto, Nakagyo Ward, Sakyocho, 143

Entre traditions du quotidien et réalités modernes

On dit souvent de Kyoto qu’elle est une ville entre tradition et modernité. C’est une phrase qu’on entend et lit partout, sur les blogs, à la télévision, dans les guides pour touristes pressés. Mais au-delà du cliché, cette phrase prend tout son sens dans des lieux comme les sento de Kyoto. Les bains publics de l’ancienne capitale sont profondément traditionnels, mais pas de manière folklorique. Ils ne sont pas figés dans le passé pour plaire aux visiteurs. Ils sont le quotidien de certains habitants. Des lieux modestes, ancrés et encore debout. Mais leur avenir est incertain. Le nombre de sento diminue chaque année. Les coûts d’entretien augmentent, les normes évoluent, et la fréquentation baisse… en particulier chez les plus jeunes générations qui ont grandi avec une salle de bain chez eux.

Les propriétaires, souvent âgés, peinent à trouver des successeurs. Certains ferment discrètement, sans même qu’on s’en aperçoive. Alors oui, en entrant dans un sento aujourd’hui, on vit un fragment de tradition. Mais aussi, peut-être, une réalité vouée à disparaître ou à profondément se transformer. Et c’est précisément pour cela qu’il faut y aller maintenant, non par nostalgie, mais par respect. Par curiosité aussi. Car dans la vapeur d’un bain collectif, on découvre un autre Japon traditionnel : humble, silencieux, mais essentiel.

Coline Emilie Aguirre

Coline Emilie Aguirre

Coline Aguirre est photographe et consultante en immobilier, vivant dans la campagne japonaise, plus précisément dans la région de Nara. Passionnée par l’architecture, les kimonos et les trésors cachés de la vie rurale au Japon, elle explore et raconte, à travers ses images et ses mots, la beauté des lieux oubliés. Fondatrice de Maison Coco, elle accompagne également les étrangers dans leurs projets d’installation et/ou d’achat de maisons traditionnelles au Japon.