En quête de son identité, la région de Setouchi s’est demandée ce qu’elle voulait devenir, et elle a trouvé sa réponse dans ce qui nous rend humains et nourrit notre âme : (re)construire une philosophie collective autour de l’art. Le pouvoir de l’art repose sur une compréhension mutuelle entre créateur et spectateur, tout en laissant une place pour de nouvelles interprétations. C’est de cette manière que l’art nous transforme. Nous ne sommes plus les mêmes après nous être rapprochés grâce à cette vision commune.
Prenant comme point de départ l’histoire industrielle de la région et du pays dans son ensemble, le thème du « développement » — leitmotiv du festival Okayama Art Summit en 2016, et thème général englobant les divers projets artistiques qui prennent place à Setouchi — se découvre de nouvelles interprétations. Cela inclut la manière dont on comprend l’évolution, reconstruire à partir de structures existantes, ou trouver des moyens de développement durable ; des exemples qu’on retrouve dans les installations artistiques d’Inujima, l’une des îles où se tient la Triennale de Setouchi.
L’article qui suit est une série d’observations faites durant une journée en quête d’art à Okayama.
Quand l’art entre en synergie avec son environnement
L’un des objectifs de l’Okayama Art Summit est de rendre ses villes plus attractives aux touristes, le meilleur moyen d’y parvenir est donc de libérer l’art des espaces clos.
Des œuvres datant des précédentes expositions de l’Okayama Art Summit
Lorsque l’art s’invite dans l’espace public, il perturbe agréablement le paysage urbain, et finit parfois par s’y intégrer définitivement. C’est le cas de certaines des œuvres présentées lors des éditions précédentes de l’Okayama Art Summit. Offrant de nouvelles perspectives aux monuments existants, ces œuvres participent aussi à rendre la ville attractive. Qu’on vienne ou non à Okayama pour découvrir ces installations, j’ai l’impression qu’il y a comme une forme d’émerveillement à « attraper » l’art dans son environnement naturel pendant qu’on explore la ville.
How to Work Better, une simple liste de recommandations à suivre sur son lieu de travail, se retrouve souvent dans l’ensemble des travaux de Peter Fischli et de David Weiss, dont les œuvres s’inspirent de la banalité du quotidien. Ces deux artistes suisses trouvèrent cette liste sur une affiche dans une usine de céramique en Thaïlande, et elle a été par la suite présentée à Zurich et à New York, avant d’être reproduite à Okayama. Je me suis amusée à imaginer les réactions mitigées des passants qui tombent sur les conseils directifs de ce mur. Certains doivent trouver du réconfort dans ces règles simples et efficaces, quand d’autres peuvent ce moquer de ce qui ressemble, à juste titre, à un slogan d’entreprise vidé de son sens et copié ad-nauseam ; aucun n’ayant ni tort ni raison.
Il y a ensuite Faceted Deleopment de Liam Gillick, un artiste britannique vivant aujourd’hui à New York. Directeur artistique de l’Okayama Art Summit de 2016, à la suite d’un ensemble de travaux explorant la fonction sociale de l’art et dont l’œuvre est empreinte d’une esthétique relationnelle, il modifia lui aussi la paysage de la ville. Dans un carrefour très fréquenté, la tour blanche d’une petite place s’est transformée en œuvre d’art rayonnante et colorée, un changement qui devait perdurer dans le temps.
Dynamiser la vie locale : l’Okayama Tenjinyama Culture Plaza
Bâtiment spectaculaire de l’architecte brutaliste et moderniste Kunio Maekawa, le Tenjinyama Culture Plaza (天神山文化プラザ) est un espace multidisciplinaire géré par la fédération culturelle de la préfecture d’Okayama. Plaque tournante de diverses activités culturelles de la préfecture d’Okayama, ses cinq salles d’exposition permettent de découvrir des œuvres d’artistes reconnus aux côtés des travaux d’artistes indépendants de la région. On y trouve également une bibliothèque, un centre d’informations culturelles, et une grande salle de spectacle où les troupes de théâtre de la préfecture donnent des représentations.
Maekawa a intégré une fresque murale saisissante dans la façade de béton. Une salle de spectacle de 270 places permet aux troupes de théâtre de la région de donner des représentations.
Quand le passé rencontre le futur : le musée d’art d’Hayashibara et la galerie Fukuoka Shoyu
Vivant à Tokyo, où le peu d’attention porté aux vieilles bâtisses brise le cœur de la passionnée d’histoire et d’architecture de que je suis, découvrir une approche totalement opposée à Okayama fut une véritable bouffée d’air frais.
Le musée d’art d’Hayashibara : préservation du patrimoine des samouraïs et des arts traditionnels
Né de l’amour porté aux arts traditionnels japonais et aux objets historiques, le musée d’art d’Hayashibara (林原美術館, Hayashibara Bijutsukan) expose le patrimoine d’Ichiro Hayashibara, un éminent homme d’affaire qui a consacré sa vie à faire grandir une collection d’environ 10 000 pièces, comportant certains des trésors du clan Ikeda, qui dirigea par le passé le domaine d’Okayama. Le musée se trouve au niveau des douves intérieures du château d’Okayama, un bâtiment qui servait autrefois de chambre d’hôtes et qui fut rénové et bénéficia d’une extension conçue par Kunio Maekawa, faisant fusionner des styles radicalement opposés.
Au lieu de donner à voir une exposition permanente, le musée organise chaque année 5 à 6 expositions temporaires, ce qui permet de faire alterner les différents objets de la collection, auxquels viennent ce greffer quelques pièces extérieures en fonction du thème. Lors de ma visite, je pus découvrir une exposition fascinante sur les poignards courts japonais, appelés mamori-gatana (守り刀, épée protectrice) car ils faisaient office de talismans protecteurs. Contrairement à ce que je pensais, je n’y trouvais pas que des objets historiques. Un certain nombre de pièces contemporaines étaient également exposées, certaines au design inhabituel, d’autres inspirées de la culture populaire. Lorsque je lui fis part de ma surprise, le guide du musée m’expliqua que la tradition reste vivante et continue à évoluer, chose qu’ils désirent également montrer dans le musée.
Fukuoka Shoyu Gallery : une brasserie de sauce soja devenue galerie d’art
L’ancienne usine de sauce soja de Fukuoka est un bâtiment historique de l’ère Meiji où l’on produisait autrefois de la sauce soja. La fondation culturelle d’Ishikawa lui donna une nouvelle vie et rebaptisa le lieu « Fukuoka Shoyu Gallery » en avril 2021, dans le cadre des efforts visant à accroître le dynamisme de la région et à promouvoir la culture locale. On doit l’exposition inaugurale, visible jusqu’en mars 2022, au célèbre collectif d’artistes à la pointe de la technologie, teamLab. Avant cette visite, je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse être si agréable de boire une tasse de thé dans le noir.
Quand l’Est rencontre l’Ouest : Artsit&Architect
L’un des plus grands défis face à l’intégration de nouvelles tendances dans une culture traditionnelle est de savoir trouver le bon équilibre. L’ambivalence du Japon, entre architecture traditionnelle et avant-gardisme, est poussée à son comble lorsque l’art s’en mêle. Après avoir abordé la manière dont l’art s’invite dans l’espace public et comment il permet d’interagir avec les vestiges du passé, je veux vous faire par d’une approche qui m’a complètement époustouflée, celle du projet A&A : des artistes de renommée internationale s’associent à des architectes japonais de premier plan pour créer des installations artistiques servant d’hébergement, et qui ne se contentent pas d’offrir un toit sous lequel dormir.
A&A Jonathan Hasegawa : une maison de quartier (pas) comme les autres
L’idée originale de Jonathan Monk, un artiste britannique vivant à Berlin, m’a surprise à la seconde où je suis entrée dans la maison. Derrière sa façade discrète qui s’inspire des vieilles maisons qui occupaient le site auparavant, se cache un décor de science-fiction qui parvient à préserver la chaleur et le minimalisme de l’architecture japonaise, grâce à l’utilisation du bois et de couleurs chaudes. L’approche artistique conceptuelle et minimaliste de Monk s’allie à la perfection aux lignes épurées du style d’Hasegawa qui se plaît à faire entrer la nature dans ses créations. La création résultant de leur collaboration se fond dans son environnement à l’extérieur, tout en brisant les codes à l’intérieur, dans une approche multi-couches et conceptuelle de l’espace.
A&A Liam Fuji, « la maison des équations de Manabe » : un renversement des perspectives
À l’heure où j’écris ces lignes, j’en ai encore la mâchoire restée grande ouverte. L’art et l’architecture s’associent ici aux sciences pour une création époustouflante qui s’inspire des illustrations mathématiques de M.C. Escher. Le style caractéristique de l’artiste Liam Gillick, qui travaille sur l’environnement et la mondialisation, se mêle à la sensibilité du studio d’architecture Mont Fuji pour rendre hommage au météorologistes récompensé d’un prix Nobel, Syukuro Manabe. Ses calculs mathématiques révolutionnaires et en avance sur leur temps permirent des avancées spectaculaires dans notre compréhension de la société humaine et du changement climatique.
La façade, déjà accrocheuse, ne me préparait pas à ce que j’allais découvrir à l’intérieur. Le dédale labyrinthique de couloirs et d’escaliers que je devais suivre pour passer d’un espace à l’autre me plongeait dans l’incertitude et j’avais l’impression de relever un défi à chaque pas que je faisais dans cette construction. Les équations de Manabe sont encadrées et accrochées aux murs de certaines pièces de la maison, nous rappelant ses contributions scientifiques primordiales. J’ai eu par moments peur de me perdre, ce qui serait probablement arrivé sans l’aide de mon guide. Peut-être doit-on y voir un avertissement face au piège qui attend nos sociétés si nous ne parvenons pas à comprendre les complexités de notre environnement.
Comment se rendre à Okayama
Okayama étant l’une des plaques tournantes les plus importantes du transport japonais, il ne faut qu’une heure dix de vol pour rejoindre la ville depuis Tokyo, et environ trois heures en Shinkansen. Depuis Osaka ou Kyoto, le trajet dure environ une heure en train à grande vitesse.
Au cours des dernières décennies, l’art connaît un renouveau dans la région de Setouchi, ce qui a favorisé l’émergence d’une scène artistique dynamique, et qui a fait d’Okayama ce que je pense pouvoir appeler la capitale de l’art du Japon. Construire son identité tout en y mêlant des influences extérieures peut sembler audacieux, mais le résultat n’en est que plus gratifiant. Traverser ces différents espaces fut à la fois fascinant et stimulant, car l’art les transformait en quelque chose de nouveau, mais définitivement japonais.
Article écrit en partenariat avec la ville d’Okayama.
Traduit de l’anglais par Joachim Ducos