La Japan Cultural Expo nous avait déjà ravis au printemps avec des spectacles adaptés de la scène japonaise traditionnelle, dont un merveilleux pot-pourri de danses issues du théâtre kabuki. Cet été, la programmation à la fois ludique et raffinée continue, où l’on nous propose de découvrir le kabuki à travers la figure d’un renard et de redécouvrir l’architecture de Kengo Kuma en suivant des chats.
Le kabuki classique à l’intention du grand public
À l’origine du kabuki (歌舞伎), cet art du spectacle japonais dont les origines remontent à 1603, était une troupe de danseuses et un mot qui signifiait « insolite » ou « excentrique ». Aujourd’hui, c’est une forme de théâtre interprétée exclusivement par les acteurs masculins accomplis, et ennoblie par les kanji qui le décrivent : 歌 (ka, le chant), 舞 (bu, la danse), 伎 (ki, la technique).
Le répertoire est vaste, mais parmi les pièces les plus classiques se trouve Yoshitsune Senbon Zakura (義経千本桜, Yoshitsune et les mille cerisiers), et plus particulièrement la scène du 4e acte Kawatsura Hogen Yakata (川連法眼館, La maison de Kawatsura Hogen). Même pour les spectateurs non-japonais, elle a tout pour plaire : un décor esthétique, des costumes splendides, une onnagata (女方, acteur spécialisé en rôles féminins), et un gentil renard blanc capable de se métamorphoser en humain. Le tout enrichi de gestes stylisés et d’effets sonores acoustiques, accompagné par le chant et par la musique du shamisen (三味線), du taiko (太鼓) et de la fue (笛).
Le Théâtre National, qui a pour mission de préserver les arts du spectacle traditionnels du Japon pour les générations futures, a choisi de présenter cette scène d’une manière accessible à tous dans le cadre de la série estivale « Discover Kabuki ». La représentation du 27 juillet 2021 était surtitrée en anglais et précédée d’une introduction bilingue de différents éléments typiques de la scène en japonais (par l’acteur de kabuki Tanenosuke Nakamura) et en anglais (par la personnalité de la télévision Ayako Kisa) .
Ainsi, nous avons appris à tourner les yeux vers le hanamichi (花道) (une longue extension perpendiculaire à la scène qui passe au milieu des spectateurs) en entendant le agemaku (揚幕), qui imite en l’exagérant le bruit de tirer un rideau. Nous pouvons aussi désormais écouter le gidayu-bushi (義太夫節), musique narrative interprétée par un narrateur et un joueur de shamisen assis en haut dans le yuka (床), tout en imaginant les musiciens cachés derrière le kuromisu (黒御簾) en bas, qui créent l’ambiance sonore de la scène.
Un renard qui retrouve ses parents dans un tambour
Si l’intrigue tourne autour du personnage de Shizuka Gozen (jouée par Komazo Ichikawa), à laquelle est confié le tambour magique nommé « Hatsune no Tsuzumi » (初音の鼓), tout le charme du récit repose sur le double personnage du renard Genkuro Gitsune métamorphosé en serviteur Sato Tadanobu, tous deux joués par Matagoro Nakamura, un acteur bien connu pour ce rôle.
L’apparition du renard est à la fois convoquée par le battement du tsuzumi et annoncée par une mélodie récurrente de la flûte nokan (ce qui m’a fait penser à Pierre et le loup). Non seulement Genkuro parle et bouge à la façon d’un renard imaginaire, mais il bénéficie de techniques typiques du kabuki, comme le changement instantané de costumes (引き抜き, hikinuki) ou la trappe dissimulée dans le décor (迫り, seri), afin de surgir tel un spectre.
L’acteur porte un kenui (毛縫い), un costume de fourrure, et incarne un renard tristement attiré par le tsuzumi fétiche, fait avec la peau de ses parents sacrifiés lors d’un rituel pour faire tomber la pluie. Loin de chercher à se venger, l’animal orphelin accepte le sort des renards au service des humains, tout en exprimant une honte irrémédiable à l’égard de son échec en matière de piété filiale. Pourtant, l’histoire se termine bien lorsque le noble Yoshitsune, ému par la dévotion de Genkuro à ses parents, lui fait cadeau du précieux tambour magique.
L’architecture sublime et féline de Kengo Kuma
De l’autre côté des jardins du Palais impérial, la Japan Cultural Expo présente au Musée national d’art moderne de Tokyo (MOMAT) une grande exposition rétrospective des œuvres architecturales de Kengo Kuma (隈研吾).
Jusque-là, je connaissais l’architecte surtout pour ses poutres en bois croisées dans la technique de jointure jigoku-gumi (地獄組み) qui enveloppent le Starbucks de Daizaifu ou la boutique Sunny Hills Japan de Tokyo. Il a également conçu le centre de culture et d’accueil touristique d’Asakusa, parmi beaucoup d’autres projets au cours de sa longue carrière, y compris plusieurs structures en France, dont le FRAC de Marseille, l’Entrepôt Macdonald de Paris ou la gare « emblématique » de Saint-Denis Pleyel.
Cette première exposition de Kengo Kuma au MOMAT est particulièrement personnelle : l’architecte en est aussi le commissaire et le critique, ayant lui-même choisi les œuvres et écrit tous les textes de présentation et de commentaire. Ainsi, on a l’impression d’un aperçu privilégié dans l’esprit de l’architecte qui s’adresse au grand public. En effet, Kuma tente de rectifier son image d’architecte commercial ou tape-à-l’œil en partageant ouvertement les idées, les concepts, l’essence de son travail.
Parmi ces concepts, on retrouve l’intimité et l’expérience humaine (sinon féline) dans l’espace public. Il affectionne en particulier la rénovation des vieux bâtiments, en mettant en valeur la beauté des petites ruelles de quartiers comme Kagurazaka ou Yanaka, qui témoignent encore du passé. Car le temps est justement un des « 5 points parfaits pour un nouvel espace public » (avec le trou, les particules, la douceur et l’oblique) avancés par Kuma pour s’émanciper des boîtes physiques et psychologiques de la grande ville.
Une architecture urbaine inspirée par des chats semi-sauvages
Mais quel rapport, dites-vous, avec les chats ?
Il se trouve que Kuma a eu l’idée de suivre par GPS les déplacements urbains de deux chats semi-sauvages qui se faufilaient entre les espaces rigides de Kagurazaka avec une fluidité toute féline. Car si certains chats aiment bien les boîtes en carton, ils sont en général libres de se déplacer, de jouer et de se glisser dans les diverses fissures naturelles et autres de leur environnement, comme des ninjas… L’architecte a contemplé sérieusement ce point de vue anti-anthropocentrique pour repenser l’espace urbain.
Continuité et contraste des stades olympiques
Le Stade national des Jeux olympiques de Tokyo 2020 représente en quelque sorte l’aboutissement d’un rêve qui a germé chez Kengo Kuma il y a 57 ans. À l’occasion des Jeux olympiques de Tokyo en 1964, son père l’avait emmené voir le Gymnase national de Yoyogi, conçu par l’architecte Kenzo Tange. Le jeune garçon était si impressionné par ce bâtiment symbolique d’un Japon fort et en pleine croissance qu’il se décida aussitôt à devenir lui-même architecte.
Ayant participé à la conception du nouveau Stade olympique, Kuma s’est inspiré de ce puissant symbolisme — non plus de l’expansion économique d’un Japon émergeant de sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, mais de la modestie et de l’harmonie avec la nature d’un Japon en décroissance, émergeant de sa dévastation suite aux catastrophes de 2011.
Le Stade national incorpore effectivement, entre autres, un toit bas et plat, des matériaux naturels et durables, dont du bois issu des 47 préfectures japonaises, une ventilation naturelle et une mosaïque de sièges colorés faits de plastique recyclé.
L’exposition rétrospective de Kengo Kuma au MOMAT est ouverte jusqu’au 26 septembre 2021. Pour comparaison, il est intéressant de voir également l’exposition parallèle sur les œuvres de Kenzo Tange depuis la période d’avant-guerre jusqu’aux Jeux olympiques et l’Exposition Universelle (1938-1970), jusqu’au 10 octobre 2021.
Cette année, la Japan Cultural Expo aura enfin tracé son trait d’union avec Japonismes 2018 en France… en anticipant les prochains Jeux olympiques de Paris en 2024 !
Prolongez la découverte jusqu’au théâtre Nogaku
La programmation de la Japan Cultural Expo continue à Tokyo avec des spectacles de découverte et concerts pour apprécier les arts traditionnels du Japon.
Suite aux incontournables Tambours taiko japonais le 7 août, on se réjouit d’écouter un panorama historique des élégantes flutes en bambou Fue et shakuhachi le 9 octobre 2021. À cause de la situation inattendue du coronavirus, ces deux concerts sont accompagnés uniquement d’un synopsis en anglais.
Cependant le spectacle Discover Noh & Kyogen (21 octobre 2021, plus d’informations) promet un commentaire complet, en plus de sous-titres français sur un écran personnel intégré au siège. Dans le cadre du théâtre nô, ce dernier service est une initiative pionnière au Japon, d’autant plus que le spectacle a lieu dans le prestigieux Théâtre national de Nô.