Vous êtes-vous déjà senti au plus bas après avoir cassé votre tasse préférée ? Après avoir brisé un objet précieux qu’on vous avait offert en cadeau ? Alors cet article pourrait vous intéresser ! Lors de mon premier voyage au Japon, j’ai eu l’occasion de découvrir l’art du kintsugi dont je suis tombée amoureuse. Il s’agit d’un art japonais qui consiste à réparer la céramique brisée avec de la laque et de l’or. Plutôt que de dissimuler les fissures, on vient ainsi les mettre en avant en utilisant la matière la plus noble qui soit : l’or. Mais au delà d’un processus de réparation, c’est avant tout un art à part entière qui s’inscrit dans une démarche durable. Découvrons ce savoir-faire hors du commun et sa philosophie.
D’où vient le kintsugi ?
Kintsugi (金継ぎ) est la contraction de « or » (金 kin) et de « jointure » (継ぎ tsugi). Aussi connu sous le terme de kintsukuroi (金繕い « réparation à l’or »), ce savoir-faire ancestral est pratiqué depuis plusieurs siècles au Japon et s’est progressivement répandu dans le monde.
L’histoire du kintsugi
Les origines du kintsugi remonteraient à la fin du 15e siècle. Le Japon, alors en pleine époque de Muromachi (1333–1573), n’a encore jamais eu de contact avec les Occidentaux. A l’époque, les Japonais sont davantage spécialisés dans la technique de l’urushi (la laque japonaise) que dans la confection de céramique. Leur savoir-faire sur le sujet venait à manquer, et lorsqu’une céramique était brisée, les Japonais étaient dans l’incapacité de la réparer. Il leur fallait donc l’envoyer en Chine ou en Corée pour que la réparation soit réalisée par des spécialistes.
Il se murmure qu’à cette même époque, le shogun Ashikaga Yoshimasa brisa par accident sa tasse de thé favorite. Celle-ci fut alors envoyée en Chine, et lorsqu’elle fut retournée au shogun, celui-ci fut horrifié par son nouvel aspect : les artisans chinois avaient disposé des agrafes métalliques tout le long de la fissure. Si celles-ci avaient pour fonction de maintenir chaque partie entre elles, les agrafes n’en étaient pas moins disgracieuses, donnant à la céramique un aspect grossier.
Il ordonna alors à ses artisans de trouver une alternative plus esthétique. Après de nombreuses recherches, les artisans locaux mirent en place une technique novatrice par le biais de l’urushi. Lorsque les agrafes furent retirées et les fissures remplies de laque saupoudrée d’or, la céramique brisée fut alors sublimée et le shogun très satisfait. Cet évènement marqua le début d’un art nouveau au Japon : le kintsugi était né.
L’art du kintsugi aujourd’hui
La technique du kintsugi s’est rapidement répandue en Asie jusqu’à finalement atteindre l’Occident. S’il s’agissait à l’origine d’une simple technique avec pour but premier de réparer la céramique brisée, c’est aujourd’hui devenu un art à part entière visant à réparer, mais également à sublimer la céramique. Le kintsugi est aujourd’hui un savoir-faire à la fois traditionnel et tendance, si bien qu’il n’est pas rare de trouver des ateliers ou expositions sur le sujet dans diverses langues.
Cependant, un phénomène problématique a fait son apparition : le kintsugi a un tel succès en Occident que certaines personnes vont même jusqu’à casser délibérément une céramique en bon état afin d’y ajouter de l’or via la technique du kintsugi. Or, cet effet de mode va à l’encontre même du principe du kintsugi : réparer en sublimant et non pas casser délibérément pour rendre plus esthétique.
Comment expliquer un tel succès ? Si, en Occident, la beauté est souvent synonyme de symétrie et de perfection, le kintsugi, lui, est tout l’inverse, puisqu’il met en avant les défauts et imperfections d’un objet avec de l’or. Ainsi, cette exception vient bouleverser les codes de la société d’hyperconsommation dans laquelle nous vivons, et vient réparer un objet plutôt que le jeter.
Ce phénomène porte un nom au Japon : mottainai (« le gâchis » ). Le pays étant habitué aux tremblements de terre et autres catastrophes naturelles, les Japonais se retrouvent souvent avec des objets cassés. Par le biais du kintsugi, ils peuvent ainsi leur redonner une seconde vie tout en limitant la quantité de déchets. Il s’agit donc d’un savoir-faire écologique et durable.
La philosophie de cette technique ancestrale
En plus de bousculer les codes de l’esthétisme, le kintsugi vise à rejeter la quête de la perfection. Il est lié au bouddhisme zen ainsi qu’à une philosophie japonaise : le wabi-sabi (侘び寂び). Ce concept est centré sur l’acceptation de l’éphémère et de l’imparfait, tel qu’on pourrait le voir dans le passage du temps et de la nature. Un très bon exemple serait avec la saison des cerisiers en fleurs. C’est justement parce que l’on sait que les cerisiers sont éphémères qu’ils n’en deviennent que plus beaux. C’est là toute la philosophie du wabi-sabi.
Si on nous a répété depuis la naissance que les erreurs et les objets cassés avaient une portée négative, c’est tout le contraire avec le kintsugi, où plus l’objet est brisé, plus beau il deviendra. On vient ainsi lui apporter l’attention qu’il mérite et lui offrir une seconde vie. On retrouve notamment cet esprit durable au cœur d’une expression poétique ancienne : mono no aware (物の哀れ) qui invite à ressentir la nostalgie inspirée par les objets qui nous entourent. Plutôt que de dissimuler les craquelures d’un objet et nier son histoire, on vient les sublimer, telles des cicatrices.
Enfin, la philosophie du kintsugi peut être appliquée dans notre vie personnelle. Métaphore de la vie et de la renaissance, le kintsugi invite à l’acceptation de soi et des aléas de la vie. Traumas, accidents, blessures physiques et morales font partie du quotidien et doivent être acceptés afin de pouvoir réparer les fissures de son cœur. Une fois admis le fait que la perfection n’existe pas, on peut alors renaître en quelque chose d’unique. C’est là toute la philosophie du kintsugi.
Découvrir son processus en participant à un atelier
Afin d’en apprendre plus sur le processus du kintsugi, j’ai moi-même participé à un atelier chez Kuge Crafts. En me rendant dans l’atelier situé dans l’arrondissement de Suginami à Tokyo, j’ai très vite rencontré mes sensei Yoshiko et son mari Yoshiichiro.
Ces deux artisans dotés d’un talent incroyable sont spécialisés dans la technique du kintsugi et le pratiquent depuis une quarantaine d’années. Tous deux sont d’une grande patience et gentillesse et proposent des ateliers de kintsugi accessibles à tous les niveaux, même en anglais. Ainsi, si vous êtes grand débutant et que vous ne parlez pas japonais, cet atelier est fait pour vous !
Voici les différentes étapes à suivre :
- On vient d’abord présenter aux sensei l’objet que l’on souhaite réparer. Et si comme moi vous n’avez pas d’objet cassé sous la main, pas besoin d’en casser un intentionnellement ! Vos sensei vous proposeront d’en choisir un parmi leur large gamme. Il ne s’agit pas d’en choisir un au hasard, mais de toucher chaque objet, le prendre en main, et ressentir son aura. C’est ainsi que j’ai choisi cette magnifique tasse : elle daterait de l’ère Taisho (1912-1926) et est ébréchée sur deux côtés avec une fissure intérieure. Essayons de la rendre encore plus belle !
- Ma voisine, elle, a ramené une de ses assiettes personnelles. Une chance pour moi, car cela m’a permis de voir un processus un peu différent. Lorsque l’on doit recoller les morceaux d’un objet, on vient d’abord faire une simulation, sans colle, en passant son doigt afin de voir s’il y a une quelconque résistance ou d’éventuels trous à combler. Cette étape est primordiale afin de savoir dans quel ordre les morceaux vont être recollés. Plus il y a de morceaux à recoller, plus le processus est long et difficile.
- C’est normalement ici que l’on utilise la technique de l’urushi avec de la laque faite à base de sève. Toutefois, ce processus prendrait normalement plusieurs mois avant de sécher, et aujourd’hui, la plupart des artisans utilisent plutôt une résine de synthèse. On vient mélanger la résine afin de la faire chauffer et on l’applique sur les bords des morceaux brisés. Enfin, on exerce une forte pression durant quelques minutes, et on retire l’excès.
- Il existe un procédé visant à fusionner deux céramiques entre elles. On parle alors de yobi-tsugi (呼び継ぎ). Lorsqu’une partie manquante est trop importante pour être comblée, on vient alors la remplacer par une partie provenant d’une céramique différente. Un processus donnant une touche absolument unique à la céramique d’origine.
- Dans le cas de ma tasse, il ne s’agit plus de recoller des morceaux entre eux, mais de combler des parties manquantes. Pour cela, on va utiliser une pâte malléable prévue à cet effet que l’on vient malaxer, puis disposer et tapoter sur les parties manquantes.
- Puis, on vient poncer à l’aide d’une lime de ponçage, et on termine les finitions avec un papier abrasif waterproof, le tout en ajoutant beaucoup d’eau afin de ne pas venir agresser les motifs déjà existants de la céramique.
- Ensuite, on vient mélanger la laque (ou la résine de synthèse) avec la poudre d’or, d’argent, laiton ou autres. La résine utilisée lors de cet atelier est faite à base de sève d’anacardier.
- Voici venue la partie la plus satisfaisante : après avoir trempé son pinceau dans un diluant, on vient recouvrir les parties précédemment brisées par le mélange de laque (ou résine) et de poudre dorée. On commence généralement par tracer les contours, puis par remplir l’intérieur. Patience, doigté et précision sont de rigueur !
- C’est aussi l’occasion d’ajouter quelques motifs ou décorations, si vous le désirez. Le kintsugi est un art où l’on peut laisser libre cours à son imagination et où chaque céramique réparée est unique. J’ai personnellement choisi de ne rien ajouter en plus des réparations, mais j’ai été ébahie devant la beauté de cette soucoupe réalisée par la famille Kuge. Le détail des motifs apporte un relief à la céramique qui est devenue une véritable œuvre d’art !
- Voici venue l’étape finale, où l’on vient parsemer les parties laquées par de la poudre dorée. Il est possible de choisir parmi plusieurs types de poudre donnant des rendus variés. Il ne reste plus qu’à saupoudrer généreusement à l’aide d’un pinceau, et le tour est joué !
- Enfin, la famille Kuge a disposé ma céramique réparée dans une boite hermétique, avec pour instruction de ne pas toucher la tasse avant 10 jours afin de lui laisser le temps de sécher. Le jour venu, on n’a plus qu’à laver à l’eau chaude avec une éponge pour retirer le surplus de poudre. La seconde vie de ma tasse peut enfin commencer ! A mes yeux, elle semble plus vivante que jamais, vous ne trouvez pas ?
Durant cet atelier, j’ai eu l’occasion d’en apprendre plus sur cet art ancestral mais également sur sa philosophie. Désormais, à chaque fois que je verrai ou utiliserai cette tasse, je pourrai me rappeler que la perfection n’existe pas, et que les erreurs et les blessures ne sont pas forcément négatives et qu’elles font partie de la vie.
Informations complémentaires
Si vous souhaitez participer à un atelier chez Kuge Crafts, voici les informations concernant leur atelier de kintsugi :
Site internet : | Teshigotoya-kuge |
Tarif : | 11 000 yens |
Durée : | 2 heures 30 minutes |
Adresse : | 166−0015東京都杉並区成田東1−34−10 1-34-10 Narita-higashi, Suginami-ku, Tokyo 166‑0015 |
Accès : | Sortie 1 de la gare Shin-Koenji (ligne Marunouchi) |
La prochaine fois que vous brisez par accident de la vaisselle qui vous est chère, ne la jetez pas ! Peut-être aurez-vous l’occasion de la faire réparer par un artisan spécialisé dans le kintsugi. Ou pourquoi pas même la réparer vous-même en participant à un atelier de kintsugi lors de votre prochain voyage au Japon !